Anguille sous roche

page_1Parler, sans s’arrêter, une gigantesque logorrhée ininterrompue, car s’arrêter c’est mourir, oui, parce qu’elle est là, Anguille, celle qui nous parle, à lancer cette dernière ruade à la vie, cette dernière accroche, lorsque seul l’ongle racle le bord avant la chute, lorsqu’on inspire cette dernière bouffée d’air frais alors qu’on se noie et que cette dernière inspiration s’étire dans une éternité, alors on parle sans s’arrêter, sans point, oh non pas de point, pas de phrase interrompue, juste quelques virgules pour avoir encore le filet de souffle pour les mots à venir, car s’arrêter de parler, arrêter de raconter sa vie, de ré-invoquer son père Connaît-Tout, sa sœur, l’homme qui l’a brisé, sa colère, en se mentant à soi-même parfois, parfois un peu de mauvaise foi, mais en l’évoquant, en le faisant ressurgir, pouvoir garder encore un peu cette lueur de vie qui faiblit avant de plonger dans l’eau froide et noire, d’être engloutie, d’un coup, en un point, et de s’effacer du monde, de mourir.

Une contrainte formelle des plus audacieuses et brillamment relevée. Une forme et un propos qui se répondent et se justifient. Une écriture lointaine où les mots latins côtoient les insultes excrémentielles. Mais une écriture qui parfois tourne comme un refrain, une fois notre oreille habituée aux arabesques d’écritures déployées pour éviter le point. Et une histoire, dès la grande péripétie lancée, qui ne surprend quasiment plus. Est-ce le prix pour entrer en contact si proche avec l’esprit d’Anguille, pour se perdre avec un certain plaisir dans les circonvolutions de son esprit.

A l’écouter dans cette phrase sans fin, en retenant son souffle.

 

Ali ZAMIR, Anguille sous roche, édition Le Tripode

 

 

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